II- Les Mémoires, un genre au carrefour des genres, à la fois historique et littéraire.
Les Mémoires, même s’ils ne sont pas forcément voués à passer à la postérité, sont souvent destinés à être lus. La forme de prudence qu’a Dangeau dans son journal peut laisser à penser qu’il sait qu’il va être lu que son journal va être consulté. Quant à Retz, ses mémoires ont un destinataire direct ce qu’on relève dés le début de ses mémoires puisqu’il s’adresse alors à elle : « Madame, quelque répugnance que je puisse avoir à vous donner de ma vie, qui a été agitée de tant d’aventures différentes, néanmoins, comme vous me l’avez commandé, je vous obéis, même aux dépens de ma réputation ». Il s’adresse ici, c’est du moins l’hypothèse la plus probable, à madame de Sévigné, plutôt qu’à sa fille Madame de Grignan.
La Grande Mademoiselle, quant à elle, écrit surtout pour elle, pour donner une image digne d’elle, elle semble être son propre destinataire. Elle appartient à la famille royale et le témoigne, en tant que femme consciente de son rang, cependant avec une certaine naïveté.
La postérité est, elle, un destinataire indirect qui n’est pas forcément voulu par les mémorialistes au contraire des Mémoires d’Outre Tombe de Chateaubriand.
Retz tente de nous convaincre, par la raison, qu’il aurait pu être un homme d’état et que s’il avait été ministre, il aurait donné d’autres conseils à la reine. Il revendique avoir un mérite particulier, mais aussi une influence particulière après de la reine. Il a un certain regard sur lui-même et ce regard est plutôt complaisant. On le remarquer notamment quand il dit : « je prêchai l’Ascension, la Pentecôte, la Fête- Dieu dans les petites carmélites, en présence de la Reine et de toute la cour ; et cette audace m’attira un second éloge de la part de M le cardinal de Richelieu ; car, comme on lui eut dit que j’avais bien fait, il répondit : « Il ne faut pas juger des choses par l’événement ; c’est un téméraire. » J’étais, comme vous voyez, assez occupé pour un homme de vingt-deux ans. ». Mais s’il est parfois complaisant envers lui- même, il peut aussi être critiquer, faire des bêtises et reconnaître : « je sentis dans moi-même, en disant cette parole, qu’elle échappait d’un mouvement de honte que j’avais de souffrir une comparaison d’un prince de la naissance et de la valeur de Monsieur le Prince avec moi. Ma réflexion ne démentit point mon mouvement. J’eusse fait plus sagement si je l’eusse conservée plus longtemps, comme vous l’allez voir. ».
La Grande Mademoiselle, quant à elle, tente davantage de nous persuader, de faire appel à nos sentiments, de nous montrer que, malgré sa condition de femme, elle a eu de l’influence dans les décisions royales, qu’elle a eu une importance diplomatique.
Dans leurs mémoires, les mémorialistes s’opposent aux historiens officiels du XVIIème siècle, aux historiographes2, notamment Retz qui, page 563-564 de ses mémoires, critique les historiens du XVIIéme qui font preuve de « vanité ridicule ». Il les qualifie d’« impertinents », « nés dans la basse cour ». Il les juge insolents : « l’insolence de ces gens de néant ». Il cite aussi une phrase de Condé qui confirme ce qu’il dit : « Ces misérables nous ont faits, vous et moi, tels qu’ils auraient été s’ils s’étaient trouvés en nos places. »3.
On peut citer comme historiographes : Nicolas Boileau4, Jean Racine5. Le Roi leur demande d’écrire l’Histoire, l’’Histoire de son règne. Les Mémoires de Retz ont été rédigés en 1675. C’est par rapport à cette histoire officielle, que diffère le travail des mémorialistes, les Mémoires sont intéressants car ils donnent un éclairage différent. Ces mémorialistes sont tous proches du pouvoir et ce sont des gens de pouvoir qui donnent leur avis.
Les mémorialistes diffèrent aussi des historiens contemporains qui jugent désordonnés ces mémorialistes. Cette critique est mentionnée par Nadine Kuperty-Tsur6, dans Se dire à la Renaissance. Il y a d’abord un désordre chronologique qui est vrai pour les mémoires de Retz, mais il n’en est pas de même pour ceux de La Grande Mademoiselle et pour ceux de Dangeau qui sont plus précis, plus méticuleux, plus soucieux de l’exactitude. La Grande Mademoiselle revendique même son intention d’écrire suivant un ordre chronologique : « je rapporterai donc ici tout ce que j’ai pu remarquer depuis mon enfance jusqu’à cette heure sans y observer d’autre ordre que celui des temps, le plus exactement qu’il me sera possible. » Ce désordre se manifeste surtout dans le mélange du discours personnel dit philosophique, et du discours historique, alors que l’historien a, lui, besoin de hiérarchiser ces deux types de discours. Les mémoires, compositions de genre historique, racontent des événements contemporains dont l’auteur a été le témoin, le spectateur ou même l’un des acteurs.
Comme on peut le déduire, après la lecture d’Emmanuelle Lesne7 et de Nadine Kuperty-Tsur, l’opposition entre mémorialistes et historiens contemporains se caractérise aussi par le fait que pour les premiers, l’histoire doit être écrite par ses acteurs alors que les seconds ont pour intention de construire une vérité historique, tout en sachant que la vérité historique n’est pas univoque.
Il ne faut pas oublier que l’une des limites de la mémoire des mémoires est l’oubli. C’est Retz qui affirme que seuls les acteurs des événements peuvent écrire la vérité de l’histoire.
Etudions d’abord la démarche d’un mémorialiste, ce qui suppose qu’on s’interroge d’abord sur les conditions qui ont entouré la naissance de l’œuvre : pourquoi et comment un homme a –t-il été conduit à se pencher sur son passé et à consigner par écrit l’histoire de sa vie ?
Les mémorialistes se trouvent en position de repli sur eux-mêmes, en marge, même si ce n’est pas le cas pour Dangeau qui, lui, rédige une œuvre que l’on a intitulée Journal. Quoi qu’il en soit, ils deviennent les héros de leurs Mémoires c'est-à-dire que les Mémoires, s’ils ont une portée autobiographique, ont aussi la volonté de combler une prétention aristocratique, compensant ainsi, souvent, la perte du pouvoir de la noblesse.
Selon Furetière8« mémoires au pluriel se dit des livres des historiens escrits par ceux qui ont eu part aux affaires ou qui en ont été témoins oculaires, ou qui contiennent leur vie et leurs principales actions, ce qui répond à ce que les Latins appellent commentaires. Ils sont, au XVIIème, le produit de l’écriture individuelle de personnages publics sur le ralentissement de leurs actes, l’éclat de leur propre gloire ou sur des hommes ou des faits dont ils ont été les témoins privilégiés ; Ils sont destinés à être lus et font référence à des personnages historiques. Point de journal de Dangeau sans Louis XIV… Ils sont liés à l’histoire de leur temps.
Mais il n’y a pas chez ses auteurs du XVIIème siècle, une conscience du moi privée telle qu’on l’entend aujourd’hui. Leurs œuvres ne sont pas des autobiographies. Ce sont plus des auteurs de portraits que des autobiographes. Leur titre délimite l’objet d’écriture, il en justifie l’entreprise, le mémorialiste écrit pour se justifier. C’est aussi le titre qui en fait des Mémoires de la vie publique.
Selon Philippe Lejeune dans L'Autobiographie en France, l’autobiographie, est le récit rétrospectif en prose que quelqu’un fait de sa propre existence quand il met l’accent principal sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité. Philippe Lejeune oppose l’autobiographie aux mémoires qui sont des récits historiques, des mémoires d’histoire.
En quoi les mémoires de Retz sont ils autobiographiques ? Quelle est la part d’autobiographie ? D’histoire ? La vie intime au XVIIème siècle n’est point objet de mémoires mais elle n’est pas absente car la vie de l’âme a été objet d’écriture.
Les examens de conscience, journaux religieux ont eu aussi une grande place au XVIIème siècle : ils marquent une évolution spirituelle, ce sont des portraits intérieurs mais selon Madeleine Foisil9 ils n’entrent pas dans le cadre du for privé. Selon elle et Jean Marie Goulemot10 les « Mémoires » sont surtout pour les écrivains une manière de se glorifier. Les mémorialistes sont en situation d’échec, la forme impersonnelle ne leur convient plus. S’imposer par le « je » de l’écriture est une compensation à leur perte de pouvoir. Ils expriment ainsi par leurs mémoires leur prétention aristocratique.
Les mémoires donnent une interprétation unique de l’histoire, c’est la leur différence avec l’histoire. Ils sont alors parfois factuels. Les mémorialistes contredisent parfois et peuvent oublier sciemment des « choses ». C’est le cas, pour nos mémoires, de l’affaire Fouquet. Le fait que Retz ne mentionne pas l’affaire Fouquet et que la Grande Mademoiselle se réfère à l’histoire officielle montre que ni l’un ni l’autre ne s’impliquent, ne jugent. Mademoiselle de Montpensier préfère rester dans le silence, alors qu’au contraire elle parle beaucoup de son mariage avec Lauzun: « il arriva une grande affaire à la cour ; le roi alla faire un voyage en Bretagne ; il fit arrêter à Nantes M. Fouquet. C’a été une si grande [et] si longue affaire qui eut tant de suites et où il y eu tant de gens mêlés et qui sera si sue et si marquée dans les histoires et tous les mémoires contemporains, que je ne m’aviserai pas d’en dire davantage »11. On voit bien que c’est une esquive car la Grande Mademoiselle connaît et apprécie Fouquet. Il arrive même qu’elle aille dîner chez lui : « Nous partîmes pour Paris. Leurs Majestés allèrent à Vaux, dîner chez M. Fouquet, surintendant des finances : c’était un lieu enchanté ; on peut juger du repas. »12.
Si Fouquet est défendu par la marquise de Sévigné dont il est l’un des amis, Retz, pourtant lui aussi ami de cette dernière, semble indifférent à la condamnation de Fouquet. Il n’en parle pas. Par ailleurs il ne parle que très peu de Fouquet. Il évoque à de rares moments son action et le cite seulement pour dire qu’il est « mazarin » et « procureur général » : « M. le procureur général Fouquet, connu pour mazarin »13. Être mazarin n’est pas une qualité pour Retz.
L’évasion de Retz du château de Nantes en 1654 et son retrait à Rome fait aussi partie de ces événements qui ne sont pas évoqués par les mémorialistes. On l’a vu, ni la Grande Mademoiselle ni Retz n’écrivent sur cet événement. Quant à Dangeau, il n’écrit qu’à partir de 1684, et Fouquet est mort quatre ans auparavant.
Cependant il peut arriver que les Mémoires mentionnent les mêmes faits et la multiplication des sources augmente alors l’intérêt des faits qu’ils précisent. Par exemple, on l’a vu, plusieurs mémoires citent la cupidité des généraux de la Fronde, la prise d’Orléans. On peut noter encore la multiplication des sources quand Retz raconte, tout comme la Grande Mademoiselle, le même passage « il ne serait pas juste d’oublier, en ce lieu, la mort de M de Nemours, qui fut tué en duel, dans le marché aux chevaux, par M de Beaufort. Vous vous pouvez ressouvenir de ce que je vous ai dit de leur querelle, à propos du combat de Gergeau. Elle se renouvela par la dispute de la préséance dans le conseil de Monsieur. M de Nemours força presque M de Beaufort à se battre ; il y périt sur-le-champ, d’un coup de pistolet dans la tête. »1. Mademoiselle de Montpensier raconte aussi cette anecdote: « Comme ils furent en présence, M de Beaufort et lui, le premier lui dit : « Ah ! mon frère, quelle honte ! oublions le passé ; soyons bons amis. » M de Nemours lui cria : « Ah ! coquin, il faut que tu me tues ou que je te tue, » Il tira, et le tua tout raide de trois balles qui étaient dans le pistolet. ».
Les mémorialistes vont mettre en place dans leurs mémoires une stratégie de représentation. Ils vont privilégier des choses de leur vie, ce qui est en soi une contestation du pouvoir royal. Ecrire plus sur soi que sur le roi est, en soi, une contestation puisque le roi prime moins que la personne qui écrit les mémoires. La question du renvoi à l’histoire est que le mémorialiste le fait souvent dans l’intention de s’en servir comme alibi. Si le mémorialiste s’en rapporte parfois à l’histoire pour prendre en charge les lacunes de sa connaissance, l’histoire sert souvent de recours pour prévenir une accusation de dissimulation opportune de la gloire d’un personnage mal aimé. Le renvoi à l’histoire permet au narrateur d’élire les sujets qu’il lui plaît de développer et résumer ceux qu’il préfère mettre au second plan. Il s’agit d’une autocensure commode exercée par le narrateur sur la matière du souvenir. Le narrateur use du prétexte de la complémentarité de l’histoire et du récit personnel pour calquer les Mémoires sur la matière du souvenir. L’argument de la sincérité que le mémorialiste affirme est en fait au service d’une stratégie de sélection de l’information et donc d’une stratégie de représentation qui peut mettre en cause la sincérité.
On peut relever cet argument de la sincérité quand Retz écrit: « j’écris par votre ordre, l’histoire de ma vie, et le fait que je me fais de vous obéir avec exactitude a fait que je m’épargne si peu moi-même. Vous avez pu jusques ici vous apercevoir que je ne me suis pas appliqué à faire mon apologie. »14 On ne peut y croire. Mais cet avis est il lucide, est t-il objectif ? Renvoyer le lecteur à l’Histoire est aussi un artifice qui permet de se taire sans risquer d’être accusé de dissimulation. Il ne faut pas oublier que le récit des mémoires repose sur la conscience d’un récit défini comme le négatif de l’histoire.
Quelle est la part d’objectivité, de subjectivité des mémorialistes ?
Apparemment, la subjectivité de Dangeau est peu apparente. Selon l’abbé de Choisy, chez Dangeau tout est décrit avec sécheresse, sans passion, sans parti pris, regard méthodique, objectif avec la plus grande probité. Rien dans ce journal qui soit personnel, qui sente la vanité. Nulle médisance, il n’y a aucune calomnie, tout y est vrai. De même, pour le marquis de Sourches, il n’y a aucune contestation, aucune malignité dans ce journal. Pourtant il y a si on est attentif, comme chez Retz et chez mademoiselle de Montpensier, des jugements de valeurs, des modalisateurs dans ce texte. Mais il faut faire attention aux modalisateurs car ceux-ci peuvent être « sur-interprétés. »
Quoi qu’il en soit, Dangeau décrit scrupuleusement, précisément, la vie de la Cour pendant cinquante ans. Il intervient très peu et utilise trois pronoms personnels : « je, nous, on ». Le peu de subjectivité de Dangeau peut être dû au fait qu’il n’est pas en retraite, celle-ci amenant à une prise de conscience du soi, il ne réfléchit pas sur le passé, il note tout ce qui se passe dans le présent ou passé très proche.
En comparaison Retz est passionné, il pose un regard personnel centré sur lui et son ego. Il est polémiste, parlementaire, politique, ecclésiastique, prétentieux, ambitieux. C’est un homme ambitieux, prétentieux même. C’est un politique, un parlementaire. C’est aussi un ecclésiastique, il appartient au clergé. Et c’est aussi un polémiste, « il fait la guerre » (de polé - la guerre). Il fait la guerre aux historiens dans ses mémoires.
Comment se mettent en place les Mémoires ?
Beaucoup d’actes de la vie quotidienne s’accomplissent en public, la communauté encadrant et limitant l’individu. En revanche, l’individu a aussi voulu se mettre à l’abri du regard des autres : par le droit de choisir plus librement sa condition, son genre de vie, par un repli sur la famille devenue refuge. Un refuge qui se traduit dans les Mémoires
La cour est un espace public. Le mémorialiste s’isole pour écrire et se sert de sa mémoire.
La mémoire est alors au service des Mémoires. Le mémorialiste a regardé, il a agi mais il a aussi oublié car la mémoire est oublieuse. On peut s’en rendre compte notamment lorsque Retz se trompe de quelques années sur la date de l’écriture de la conjuration du comte de Fiesque. Ecrivant après les événements, il utilise sa mémoire pour écrire ses mémoires. Or la mémoire peut être défectueuse, c’est dire qu’il peut ou veut oublier. En revanche, quand il écrit quotidiennement, c’est le cas de Dangeau, les erreurs factuelles sont moins nombreuses et quand il y a un oubli, il est sans doute volontaire puisqu’il écrit chaque jour ou presque.
En quoi les œuvres que j’étudie sont-il des mémoires ?
Les mémoires sont à la fois un genre littéraire et un genre historique. En tant que genre littéraire, ils s’apparentent à l’autobiographie. (Il s’agit souvent d’une prose intime.) L’auteur y assume et justifie son rôle : public, privé, intime. C’est un genre très codifié. Ce peut-être un moyen se glorifier. C’est alors une apologie. On y trouve toujours une image et une représentation de l’individu. En tant que genre historique, les mémoires s’opposent à l’histoire. Les mémorialistes luttent contre le pouvoir qui s’installe, contre la ruse en place de la tyrannie des favoris du roi.
Dans les Mémoires, au XVII è siècle, l’enfance n’avait pas l’importance qu’elle a maintenant. Si La Grande Mademoiselle en parle, c’est surtout parce que l’enfance fait partie de l’image qu’elle veut donner. Retz, lui, évoque peu son enfance, on l’a vu, il évoque seulement sa naissance. Quant à Dangeau il n’écrit qu’à partir de 1684. De plus on peut se demander si l’œuvre de Dangeau doit être considérée comme des mémoires. Son œuvre est, contrairement aux deux autres, appelée journal. Ce n’est pas lui qui lui a donné ce titre mais on peut en effet y constater qu’il écrit, dicte, au jour le jour. Cependant, même si son « je » est plus effacé que celui de Retz ou celui de la Grande Mademoiselle, il écrit à la 1ére personne. Il écrit des éléments sur sa vie, sur son fils notamment : le 19 avril 1712 mon fils « voulut prendre congé du roi pour s’en aller servir en Flandre ; le roi eut la bonté de lui défendre, et lui fit espérer pourtant qu’il se servirait de lui quand sa santé serait plus affermie »15 Dangeau est lui aussi content de cette décision vu que son fils a « une cuisse coupée »16: « le roi m’a fait un sensible plaisir en cela, d’autant plus que je n’aurais pas voulu prendre la liberté de lui en parler. »17[7]
Le « Je » n’est pas selon Lesne, une caractéristique du genre des mémoires. Par exemple Marie d’Orléans choisit de parler d’elle à la troisième personne, La Rochefoucauld et Du Fossé passent du « il » au « je ». La première personne prend différents degrés : au « je » effacé de la confidente, Mme de Motteville, s’oppose l’extrême présence de « je » de Mademoiselle ou de Retz. Les mémorialistes écrivent avec leur mémoire qui se fonde sur le passé, et se mêle avec le présent.
Le choix du pronom personnel « je », première personne du singulier, souligne la singularité de la personne, alors que l’emploi de la troisième personne crée une narration qui ne se distingue pas de la personne.
Le « je », chez Dangeau n’est pas absent, mais il apparaît par intermittences, un « je » de second plan qui marque sa présence, sans l’imposer.
La Fronde et la monopolisation progressive du pouvoir par la royauté sont les raisons de cette présence du « je » car ils sont, on l’a vu, en situation d’échec. Aussi le « je » est-il utilisé par nos trois mémorialistes. Simone Bertière2 note une préférence marquée pour la première personne à partir de la seconde partie du XVIIème siècle.
Au siècle de Louis XIV, l’Etat pèse plus sur l’individu. Alors le rôle de l’individu se réduit, la noblesse est victime de la stratégie du roi, elle est dans l’impossibilité de défendre son statut. Le noble ne peut plus se battre en duel pour venger son honneur.
Le développement de l’alphabétisation et la diffusion de la lecture grâce à l’imprimerie vont aussi permettre l’essor des mémoires où l’individu peut s’exprimer librement par l’art des portraits qui est à la mode et qui permet de critiquer.
On peut remarquer que les portraits sont très présents dans le genre des mémoires18: « Je sais que vous [Madame de Sévigné] aimez les portraits, et j’ai été fâché par cette raison, de n’avoir pas pu vous en faire voir jusques ici presque aucun qui n’ait été de profil et qui jusques ici presque aucun qui n’ai été de profil et qui n’ait été par conséquent fort imparfait. »19. Il y décrit d’abord une reine qui a une « sorte d’esprit »20 qui lui permet de « ne pas paraître sotte »21, qui a « plus d’aigreur que de hauteur, plus de hauteur que de grandeur, plus de manières que de fonds… »22. Il la voit comme une personne exubérante : « Je trouvai la reine dans un emportement de joie inconcevable »23. Elle est, selon lui, « adorée beaucoup plus par ses disgrâces que par son mérite. ». Retz la décrit comme quelqu’un de désagréable : « Il finit brusquement incivilement la conversation et il me renvoya à la Reine. Je la trouvai sifflée et aigrie ; »24. Même si elle a « plus d’intérêt que de désintéressement »25 on peut noter que ce portrait est plus à charge qu’à décharge. Il en est de même pour le frère du roi, Monsieur, duc d’Orléans. En effet, il dit d’abord de lui qu’il « avait, à l’exception du courage tout ce qui était nécessaire à un honnête homme ; mais comme il n’avait rien, sans exception, de tout ce qui peut distinguer un grand homme, il ne trouvait rien dans lui-même qui pût ni suppléer ni même soutenir sa faiblesse. Comme elle régnait dans son cœur par la frayeur et dans son esprit par l’irrésolution, elle salit tout le cours de sa vie. Il entra dans toutes les affaires, parce qu’il n’avait pas la force de résister à ceux qui l’y entraînaient pour leurs intérêts ; il n’en sortit jamais qu’avec honte parce qu’il n’avait pas le courage de les soutenir. Cet ombrage amortit, dès sa jeunesse, en lui les couleurs même les plus vives et les plus gaies, qui devaient briller naturellement dans un esprit beau et éclairé, dans un enjouement aimable, dans une intention très bonne, dans un désintéressement complet et dans une facilité de mœurs incroyables. »26.
Retz critique encore Monsieur quand il le décrit comme faible, velléitaire, versatile, comme quelqu’un qui n’est pas un sage, qui est timide et paresseux, qui aime se faire prier. C’est ce qu’on peut voir dans les citations suivantes : « Monsieur que j’allai retrouver sur le champ, s’arma contre cette ouverture [selon laquelle la Reine aurait un avis différent sur le sujet Mazarin], qui était très sage par une préoccupation qui lui était fort ordinaire, aussi bien qu’à beaucoup d’autres. La plupart des hommes examine moins les raisons de ce que l’on leur propose contre leurs sentiments, que celles qui peuvent obliger celui qui les propose à s’en servir. Ce défaut est très commun et il est très grand »27 « Monsieur était timide et paresseux au souverain degré »28« Le premier président pressa, assez longtemps, Monsieur de faire encore de nouveaux efforts pour l’accommodement. Il s’en défendit d’abord, par la seule habitude que tous les hommes ont à se faire prier, même des choses qu’ils souhaitent ; il le refusa ensuite, sous le prétexte de l’impossibilité de réussir »29. Il critique aussi « L’irrésolution de Monsieur [qui] était d’une espèce toute particulière ». Ensuite dans la critique des différents chefs de la Fronde, il écrit: « je vous ai déjà dit que l’incorrigibilité, si j’ose ainsi parler, de Monsieur m’avait rebuté à un point que je ne pouvais plus seulement m’imaginer qu’il y eût le moindre fondement du monde à faire sur lui. »30. Retz n’a pas une confiance absolue en Monsieur.
Sur le genre des mémoires, et les mémoires en eux-mêmes, on peut aussi noter que la mémoire est infidèle ou oublieuse, c’est ce qu’on peut noter dans l’interprétation de l’extrait suivant : « je fis cesser les poursuites, par les instances que j’en fis au lieutenant criminel, et je suppliai Monsieur de faire transférer, de son autorité, à la Bastille, le prisonnier, qu’il ne voulut point, à toutes fins, remettre en liberté, quoique je l’en pressasse. Il se la donna lui-même cinq ou six mois après, s’étant sauvé de la Bastille, où il était, à la vérité, très négligemment gardé. Un gentilhomme qui est à moi et qui s’appelle Malclerc, ayant pris avec lui La Forest, lieutenant du prévôt de l’Ile, arrêta Gourville à Montlhéri, où il passait pour aller à la cour, avec laquelle M. de La Rochefoucauld avait toujours des négociations souterraines ; il y parut en cette occasion, car Gourville ne fut pas trois ou quatre heures entre les mains des archers, qu’il n’arrivât un ordre du premier président pour le relâcher. ». La mémoire de Retz se montre ici quelque peu infidèle. C’est un peu plus tard, non à Montlhéry mais sur la route de Poitiers, que Gourville fut arrêté par Malclerc, l’écuyer de Retz et par La Forêt puis relâché sur ordre du premier président.
Les Mémoires de Dangeau sont une source précieuse de renseignements, très variés sur la seconde moitié du règne de Louis XIV. Il y décrit tout ce qui concerne le métier du roi, l’administration, les relations extérieures, les finances, les armées, la marine, toutes les opérations militaires, la diplomatie, les mœurs, la cour et ce qui s’y passe : loisirs, chasses, jeux auxquels participent les courtisans et les hôtes étrangers. Aucune passion, aucun parti pris n’apparaît à première lecture.
L’œuvre de Dangeau est complétée par celle de Saint Simon. Le journal est entre les mains du duc de Lygues, son petit fils. Il écrit quelquefois lui-même et dicte parfois. C’est ce qu’on peut voir en 1712. Le fils de Dangeau a la rougeole, ce qui entraîne l’arrêt temporaire de son travail : « lundi 8 janvier à Versailles. » « Mon fils qui est à Paris a une grosse fièvre et un gros rhume et on ne doute point que ce ne soit la rougeole. »31.
On peut relever aussi le 12 janvier : « Vendredi 12 à Versailles. L’auteur de ces mémoires a suspendu de dicter ce qui se passe. Je continuerai par son ordre à écrire ce que j’apprendrai… »32. Pendant cette période, la Dauphine et le Dauphin meurent de la rougeole. Celui qui remplace Dangeau note le 8 mars, qu’il s’agit là d’une succession de malheurs pour Louis XIV : « Voila trois dauphins : le grand père, le père et le fils, et une Dauphine morts en moins d’un an ». Le samedi 12 avril c’est Dangeau qui dicte de nouveau : « La fièvre que j’ai eue »33.
2. Les historiographes du roi sont les représentants de l’histoire officielle.
3. Mémoires du cardinal de Retz P564.
4. Homme de lettres, il a écrit des satires, un art poétique. Il est le théoricien de l’art classique. Comme Racine il est un bourgeois anobli par le Roi. En 1677, il devient historiographe du Roi. Il entre à l’Académie française en 1684.
5. A la même date que Boileau, il est nommé historiographe du Roi et renonce au théâtre (il s’y remettre occasionnellement à la demande de madame de Maintenon pour écrire pour les pensionnaires de Saint-Cyr de tragédies bibliques). D’une famille janséniste, il rédigea un abrégé de l’histoire de Port-Royal qui lui valut une demi-disgrâce.
6. Nadine Kuperty-Tsur, Se dire a la Renaissance: Les Mémoires au XVIème siécle.
8. Antoine Furetière, Dictionnaire universel
9. Madeleine Foisil, L’écriture du for privé, Histoire de la vie privée tome 3 : De la Renaissance aux Lumières.
10. Jean Marie Goulemot, Les pratiques littéraires ou la publicité du privé, Histoire de la vie privée tome 3 : De la Renaissance aux Lumières.
11. mémoires de mademoiselle de Montpensier P326 Chapitre V partie 1 numérotation gallica.
12. mémoires de Retz, P749
13. mémoires de Retz, P795
15. p 130, 131 journal de Dangeau tome 14 ème numérotation google books
16. 131 journal de Dangeau tome 14 ème numérotation google books
17. Ibid.
18. Emmanuelle Lesne, la poétique des mémoires
19. mémoires de Retz, P214
20. Ibid
21. Ibid
22. Ibid
23. mémoires de Retz P142
24. mémoires de Retz P105
26. mémoires de Retz, P214
27. mémoires de Retz édition Michel Pernot, P590
28. mémoires de Retz édition Michel Pernot, P591
29. mémoires de Retz édition Michel Pernot, P599 P600