Comme l’a si bien dit Chateaubriand dans ses Etudes Historiques: « comme des crimes se sont trouvés mêlés à un grand mouvement social, on s’est très mal à propos figuré que ces crimes avaient produit les grandeurs de la révolution.
La Révolution Française a duré dix ans, de l’ouverture des Etats Généraux le cinq mai 1789 au coup d’Etat de Napoléon Bonaparte du 18 Brumaire, an VIII de la République, du 9 au 10 novembre 1799
Tout à la fois, révolution paysanne et populaire, elle tendit par deux fois à dépasser ses limites bourgeoises, en l’an II (1793) lorsque s’esquisse un régime de démocratie sociale, puis en 1795 et 1796 lorsque Babeuf par la conjuration des Egaux tenta de réaliser la communauté des biens et des travaux.
Elle est due en partie au contexte de la Grande Peur, conséquence de l’inquiétude, de la crainte de la famine, de l’impression qu’il allait y en avoir une, et aux privilèges usurpés par les seigneurs. Elle est aussi la conséquence d’une triple crise, à la fois économique, sociale et politique.
Le premier document est constitué d’extraits du Discours préliminaire dans le Cadastre perpétuel… dédié à l’Assemblée Nationale, à Paris, l’an 1789 lors de la première année de la liberté française. Le cadastre est l’ensemble des documents qui répertorient les caractéristiques des parcelles foncières et qui servent notamment à déterminer l’impôt foncier. Il s’agit donc d’un document public décrivant l’état des propriétés en 1789. Paru en septembre, c’est son premier ouvrage. Il permet de faire le point de l’expérience picarde. Il y constate que l’inégalité sociale résulte de la concentration des propriétés. L’expérience révolutionnaire fut décisive dans le développement du système babouviste.
Trois autres documents sont aussi des documents publics. En effet si le texte 3 est une réponse à Antonelle, qui à été député à la législative, juge au tribunal révolutionnaire et a fait partie de la conjuration des égaux. Ce document apparaît, comme le texte 4, dans le journal de Gracchus Babeuf, intitulé « le tribun du peuple ». Enfin le document 5 est un témoignage de Nicolas Edme Restif dit la Bretonne, extrait de son autobiographie : Mr Nicolas ou le cœur humain dévoilé dont les seize tomes ont été publiés de 1794 à 1797.
En revanche le texte 2 est un document privé, puisqu’il s’agit d’une lettre de François Noël Camille Babeuf, dit Gracchus Babeuf, à Jacques Michel Coupé, curé de Sermaize qui a fait partie des membres du bas-clergé qui se sont engagés du côté des révolutionnaires dès 1789 (il a notamment voté pour la mort du roi). Il a été élu à l’Assemblée législative et réélu à la Constituante où il a défendu la cause des pauvres et dénoncé le manque de subsistance dans l’Oise. Il a notamment siégé, un temps, avec les Jacobins dont il a même été le président. Coupé en a été temporairement exclu car il était contre le mariage des prêtres puis il a de nouveau siégé avec eux après le 9 thermidor et la chute de Robespierre, le 27 juillet 1794.
Les auteurs de ces textes sont donc, pour les quatre premiers, Gracchus Babeuf, et pour le cinquième Nicolas Edme Restif de la Bretonne.
Gracchus Babeuf est fils d’un commis des gabelles et d’une servante illettré. Il a vécu son enfance et son adolescence en Picardie où s’affirmaient à la fin de l’Ancien Régime d’importants changements économiques et sociaux: réunion des fermes et développement des manufactures. Après avoir travaillé comme terrassier à 14 ans, au canal de Picardie il entre à 17 ans au service de maître Hullin, notaire-féodiste, en tant que petit clerc. Trois ans plus tard, il peut s’annoncer feudiste, spécialiste du droit féodal puis exercer en toute indépendance la lucrative profession de commissaire à terrier qui consistait à réaménager la perception des droits féodaux pour le compte des nobles propriétaires fonciers, désireux d’accroître la rentabilité de leurs seigneuries. Il se familiarise ainsi avec les ouvrages des théoriciens les plus autorisés du droit féodal. Mais il acquiert aussi au cours des années 1780 une expérience directe de la paysannerie picarde, de ses problèmes et de ses luttes ; et, quoique praticien du droit féodal, il nourrissait des idées égalitaires dès 1786, comme on peut le voir dans certaines de ses lettres à Dubois de Fosseux, secrétaire perpétuel de l’Académie Royale des Belles Lettres d’Arras. Peut-être même que sa connaissance du droit féodal a pu lui servir dans la fondation de ses idées révolutionnaires puisqu’il dit « ce fut dans la poussière des archives féodales que je découvris les affreux mystères des usurpations de la caste noble ». La Déclaration des droits lui apparait bien vite une chimère. Il participe au mouvement agraire picard de 1790 à 1792, première grande expériences de lutte révolutionnaire. Il crée son journal le Tribun du peuple en 1794. Révolté par l’effroyable misère Babeuf organise la conjuration des égaux au cours de l’hiver de l’an IV (1795-1796). Les chefs de la conjuration furent arrêtés le 21 floréal de l’an IV (10 mai 1796) puis jugés dans la nuit du 6 au 7 prairial an cinq soit du 25 au 26 mai 1797, Babeuf et Darthé furent condamnés à mort. Ils furent exécutés le 28 mai alors qu’ils étaient ensanglantés puis qu’ils avaient essayés de ce suicider.
Fils d’un riche laboureur, Restif de la Bretonne a été berger, écrivain, typographe. Il a mené jusqu’à 12 ans la vie d’un petit paysan au milieu d’une famille très nombreuse. A 17 ans il est apprenti typographe à Auxerre. A 21 ans il réside à Paris, le paysan est devenu citadin. Son œuvre immense recèle des documents de premier ordre sur la vie paysanne de son temps, des visions politiques, réformatrices, pas toutes utopiques. Il est le premier écrivain paysan et dans Le Paysan perverti il va même jusqu’à proposer un véritable projet de commune populaire et une forme de communisme agraire, dont certaines idées se retrouveront chez Charles Fourier et chez Saint Simon. Monsieur Nicolas ou la vérité révélée, son autobiographie révèle ses multiples aspects.
Gracchus Babeuf part d’abord d’un constat qui est que tous les hommes sont égaux. Cependant sous l’ancien Régime et au début de la Révolution Française, selon lui, tous ne l’ont pas été. Ainsi, pour réinstaurer l’égalité en faveur de l’opprimé, critique-t-il le droit de propriété et propose-t-il une loi agraire dont le but est l’égalité de fait.
Quelles sont les idées de Gracchus Babeuf sur la question de la propriété et sur l’Etat social?
Pour cela nous allons d’abord étudier la question de la propriété. Puis nous nous intéresserons au programme de Gracchus Babeuf.
La question de la propriété.
La critique de la propriété sous l’ancien régime et la révolution.
La législation sous l’Ancien Régime reste en place, et la critique qu’en fait Babeuf vient du fait que cette législation est injuste et qu’elle n’a pas été supprimée tout de suite sous la période révolutionnaire.
L’ancien Régime est un régime féodal, c'est-à-dire qu’il est caractérisé par une forme particulière de propriété. Qui sont alors les propriétaires sous l’ancien Régime?
Sous l’ancien Régime il y a deux types de propriétaires
Des petits propriétaires indépendants parmi les paysans français et le seigneur qui a la propriété éminente de la terre.
En tant que feudiste, spécialiste du droit féodal, Gracchus Babeuf connaît le système de l’Ancien Régime. Il est donc important d’étudier le droit féodal pour savoir les influences qu’il a eues sur lui. Le seigneur possède, par usurpation, par le fait qu’il s’est approprié par la force, une terre qu’il ne travaille pas ; on peut remarquer que Babeuf critique cette « opulence » dans le premier texte lignes 48, 49, ligne 51. « Ainsi c’est par usurpation que les hommes possèdent individuellement plusieurs partis dans l’héritage commun ». Babeuf se réfère aussi à Rousseau pour critiquer cette opulence: texte 3 lignes 7 et 8: « vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et la terre à personne ».
Il critique aussi l’Ancien Régime dans le second texte lignes 8 à 11 « quand les propriétés foncières, seules vraies richesses, ne sont plus que dans quelques mains et que l’impossibilité universelle de pouvoir assouvir la terrible faim, détermine le plus grand nombre à revendiquer le grand domaine du monde où le créateur a voulu que chaque être possédât le rayon de circonférence nécessaire pour produire sa subsistance ». Il critique encore dans le troisième texte ligne 6 « le droit de propriété particulière » que les hommes ont laissé s’installer par négligence.
Or la Révolution n’a pas changé cet état de fait. En effet, si officiellement les privilèges ont été abolis lors de la nuit du 4 août 1789, l’Assemblée Constituante a protégé la propriété. Aussi, si durant la nuit du 11 août l’article premier proclame la destruction du régime féodal, l’Assemblée Nationale Constituante la remet immédiatement en place, puisque sont distingués les droits supprimés et les droits achetables. Elle distingue ainsi des droits seigneuriaux qui avilissent l’homme, du droit de propriété, qu’elle protège. Les droits sont achetables, ainsi les paysans sont pour Babeuf floués. En effet, c’est ce qu’il dénonce en parlant de la multitude des lois qui ont été adoptées durant la convention dans le texte 2 des lignes 14 à 16 : «Vous, apercevrez que depuis que la nôtre est commencée, nous avons fait cent lois chaque jour, et à mesure qu’elles se sont multipliées, notre Code est devenu successivement plus obscur. » Il critique aussi dans le texte 1, des lignes 43 à 47 les lois contraires. En effet, celles-ci « n’ont prévalu que parce que les hommes ont manqué de lumières » (L43) et ont « permis, du reste, d’employer réciproquement toutes les ruses imaginables pour se soutirer ces mêmes biens les uns des autres » (L45 à L47). Restif de la Bretonne critique lui aussi dans les lignes 1 à 3 du texte 5, ces lois: « On espérait dans la nouvelle Constitution. Elle est rédigée, proposé, acceptée, établie. Ceux qui craignent la misère, l’ont acceptée, aveuglément, hâtivement et le mal empire horriblement après! ».
Il faudra attendre l’Assemblée législative, et plus exactement la Convention montagnarde- juin décembre 1793 pour que soit aboli définitivement le régime féodal, le 17 juillet 1793.
Gracchus Babeuf critique aussi le fait qu’il n’y ait qu’une minorité de propriétaires comme on peut le voir dans le texte 1, ligne 27 à 31: « il faut respecter les propriétaires! Mais si, sur 24 million d’hommes, il s’en trouve quinze qui n’aient aucune espèce de propriété parce que les neuf millions restants n’ont point respecté assez leurs droits pour leur assurer même les moyens de conserver l’existence, il faut donc que les quinze millions se décident à périr de faim pour l’amour des neuf en reconnaissance de ce qu’ils les ont totalement dépouillés. »
Ainsi, ils ne peuvent travailler plus pour gagner plus car il n’y a pas de travail. Il le dénonce déjà des lignes 12 à 15 du texte 1 : « non seulement il en est résulté que les mêmes salaires ont pu être diminués de plus belle, mais qu’une très grande quantité de citoyens s’est vu dans l’impossibilité de trouver à s’occuper ». On peut aussi relever dans les lignes 25 et 26 du texte 1: « On l’envoie au travail? Mais où est-il donc prêt à prendre ce travail? »
Nous pouvons ainsi remarquer que le fait que Gracchus Babeuf soit fils d’une famille pauvre joue un rôle déterminant dans ses prises de position, dans sa critique de la féodalité et dans sa conception de la loi agraire.
Une référence: la loi agraire.
Avant d’étudier la conception de la loi agraire selon Gracchus Babeuf, nous devons voir ce à quoi il fait référence. Dans ses textes il fait surtout référence au législateur mythique de Sparte : Lycurgue, texte 2 lignes 16-18 « quand nous arrivons à la loi agraire, je prévois qu’à l’instar du législateur de Sparte, ce code trop immense sera mis au feu et une seule loi de 6 à 7 articles nous suffira ».
Gracchus Babeuf fait alors référence au grand tribun Lycurgue (texte 4, ligne 8) pour critiquer les lois en place et essayer de faire passer sa propre loi, qui s’inspire de la « loi agraire ». Il donne les caractéristiques de cette loi agraire des lignes 32 à 42 du texte 1.
On a aussi une redistribution des terres qui se ferait selon le nombre de personne par famille, c’est ce qui s’appelle à l’époque : le communisme » mentionné dans le texte 5 lignes 3 à 5: « J’observe qu’on vit dans la section du Panthéon, un citoyen demander le rejet de la constitution, et l’établissement du communisme : mais il s’expliqua si mal d’abord, que moi-même je fus contre lui ».
En effet le communisme est, à l’époque, une forme d’organisation économique et sociale fondée sur la propriété collective des moyens de production, c’est ce qu’on appelle la collectivisation des terres. Il aurait pu aussi citer Chateaubriand qui écrit dans Les Mémoires d’Outre Tombe: « Sans la propriété individuelle, nul n’est affranchi, quiconque n’a pas de propriété ne peut être indépendant et devient prolétaire ou salarié ».
On peut aussi noter que la loi de Babeuf ne correspond pas à celle de Lycurgue. Le contexte social diffère chez Lycurgue (Lykourgos, celui qui tient les loups à l’écart). En effet, la société y parait divisée en 3 classes: les citoyens ou Egaux, qui forment l’assemblée du peuple, qui sont dotés chacun d’un Kléros (lot de terre tiré au sort) mis à leur disposition par l’Etat qui reste propriétaire de la terre, les périèques qui sont des citoyens libres mais n’ont aucun droit politique, (probablement parce qu’ils sont commerçant ou artisans), enfin les hilotes esclaves, serfs, attachés à la terre, privés de tout droit. Il y avait à Sparte un citoyen pour dix hilotes.
Ainsi, comme nous l’avons vu, et comme nous le reverrons plus tard, il y a certes une « égalité de fait » lignes 6 et 7 du texte 4 mais celle-ci ne l’est qu’entre les Egaux.
L’objectif de Babeuf, ce qu’il reprend chez Lycurgue, c’est que tous les citoyens soient égaux.
On peut remarquer aussi que Gracchus Babeuf s’inspire aussi des lois des frères Gracques, Tiberius et Caius puisqu’il a choisi comme prénom de substitution Gracchus. En effet il prend le prénom de Gracchus car, comme on peut le voir des lignes 32 à 42 du texte 1, il prône une sorte de collectivisation des terres en se réclamant de la réforme agraire de Tiberius Gracchus, en 123 avant Jésus-Christ, qui sera reprise par son frère Caius dix ans plus tard en 123 avant Jésus-Christ.
Ce qui nous intéresse de cette loi est d’abord le fait qu’elle limite le droit d’occupation sur les terres publiques à une superficie de 500 jugères (125 hectares) par personne, auxquels s’ajoutent 250 par enfant mais avec un maximum fixé à 1000 jugères. En contrepartie de cette limitation, les terres qui restent en la possession de leurs occupants leur sont alors concédées en pleine propriété.
De son côté Gracchus Babeuf, lui, présuppose la division des terres en donnant 11 arpents pour 4 personnes comme on peut le voir de la ligne 34 à la ligne 39 : « Dans une contrée comme la France où, d’après la moyenne proportionnelle des résultats des différents calculs pour l’étendue des terrains en culture, il peut se trouver environ 70 millions d’arpents, de quel joli manoir chaque chef de ménage n’aurait-il pas pu jouir ? En supposant 4 personnes pour chaque ménage, la division de 24 millions d’habitants, à quoi on fait monter la population de l’Empire français, donne 6 millions [de ménages]. Conséquemment, chaque manoir eût été de 11 arpents. »
Un autre élément de la loi agraire de Tiberius Gracchus est aussi intéressant. En effet les surplus récupérés sur les occupants sont distribués aux citoyens pauvres par lot de 30 jugères au maximum. Même si ces lots restent sous le contrôle de l’Etat et sont inaliénable, les citoyens qui en ont bénéficié n’ont pas le droit de les revendre.
Gracchus Babeuf n’a pas une pensée monolithique. En effet après le 9 thermidor (27 juillet 1794), il fut un moment violemment anti Robespierriste auquel, on le verra dans le II, il se réfère pourtant dans le texte 4. Dans sa brochure: « du système des populations », il dénonça le gouvernement révolutionnaire et la Terreur. Mais, à la suite de l’effroyable misère populaire de l’hiver 1794-1795 il comprit la nécessité du maximum et de l’économie dirigée. Pour montrer son évolution, nous pouvons aussi prendre un exemple à partir des textes. En effet il critique à partir de 1795 la loi agraire. Il en a pourtant donné la théorie dans le texte 1, lignes 32 à 42, et qu’en 1791 il écrit dans sa lettre à Coupé que cette loi que « nous avons vu Mably appeler par ses vœux ardents » (ligne 6, texte 2) « est le corollaire de toutes les lois » (ligne 12, texte 2). C'est-à-dire que s’il n’y a pas cette loi, les autres lois sont obsolètes. Gabriel Bonnet de Mably, moraliste et historien, adversaire des physiocrates. Il est contre la propriété privée alors que les physiocrates sont contre la redistribution des biens communaux. En effet, comme le dit Gracchus dans le texte 4, lignes 2 à 4, Babeuf, « on nous dirait, avec raison, que la loi agraire ne peut durer qu’un jour ; que, dès le lendemain de son établissement, l’inégalité se remontrerait ». C’est aussi ce qu’il écrit dans sa lettre à Germain, l’un des égaux. Ainsi il évolue vers l’égalité de fait : « est ce la loi agraire que vous voulez, vont s’écrier mille voix d’honnêtes gens ? Non, c’est plus que cela. » (Texte 4, lignes I et 2), le « plus que cela » désignant l’égalité de fait. C’est ce que nous allons étudier dans le grand II.
Le programme de Gracchus Babeuf.
L’égalité de fait.
Gracchus Babeuf, comme nous l’avons déjà vu, part de l’idée que « tous les hommes sont égaux » (texte 1 ligne 3) Pour combattre « l’extrême inégalité » (texte 1 ligne 41) et pour rétablir la « primitive égalité » (texte 1 ligne 50), il crée les « égaux » (texte 1 ligne 3 et 53), deux fois) pour que tous puissent l’être : « nous tendons à démontrer que tous ceux qui sont tombés dans l’infortune auraient le droit de la redemander, si l’opulence persistait à leur refuser des secours honorables, et tels qu’ils puissent être regardés comme devant convenir à des égaux » (texte 1 lignes50 à 52). Mais qui sont les égaux ? Ce sont des hommes unis par des idées et des buts communs, un but immédiat, l’établissement de la constitution de 1793 et un but lointain, « l’établissement du communisme », mentionné dans le texte de Restif de la Bretonne. On peut noter que les Egaux ne sont pas les seuls à réclamer l’établissement du communisme. En effet, comme nous le fait remarquer Restif de la Bretonne dans le texte 3 des lignes 3 à 5: « J’observe qu’on vit dans la section du Panthéon, un citoyen demander le rejet de la constitution, et l’établissement du communisme : mais il s’expliqua si mal d’abord, que moi-même je fus contre lui ». Le citoyen en question serait d’après Jean Marc Schappia, docteur en histoire contemporaine, président de l'Institut de recherche et d'étude de la libre-pensée et auteur d'ouvrages historiques considéré comme un spécialiste de Gracchus Babeuf et de la conjuration des Égaux , dans Gracchus Babeuf avec les égaux Simon Duplay, ancien secrétaire de Robespierre ou prétendu tel que connaissait Babeuf, qui s’engage en 1795 comme communiste babouviste. Morelly demande lui aussi, comme on le verra dans le grand II, l’établissement d’une société égalitaire et sans propriété privée dans le Code de la nature. D’après Daniel Guérin écrivain et historien révolutionnaire français, anticolonialiste et théoricien du communisme libertaire dans Bourgeois et bras nus (1793-1795), le communisme des égaux partait d’une analyse scientifique des phénomènes économique. En effet, Babeuf se scandalisa d’un système de production et d’échange « à l’aide duquel on parvient à faire remuer une multitude de bras sans que ceux qui les remuent en retirent le fruit », fruits qui comme nous le verrons doivent profiter à tous. Les principaux organisateurs de ce mouvement sont Babeuf, Buonarroti et Darthé. Mais un des agents militaires de Babeuf, Grisel dénonça les conjurés et provoqua leur arrestation et leur jugement.
Selon Gracchus Babeuf, dans le texte 4 lignes 7 à 10, l’égalité de fait n’est pas une chimère. L’essai pratique en fut heureusement entrepris par le grand tribun Lycurgue
On sait comment il était parvenu à instituer ce système admirable, où les charges et les avantages de la société étaient également répartis, où la suffisance était le partage impartable de tous et où personne ne pouvait atteindre le superflu ». Babeuf fait ici référence aux Egaux de Lycurgue, dont il prend avec ses camarades le nom. Or nous avons déjà vu que si les citoyens de Sparte sont égaux entre eux, la société spartiate est en réalité inégalitaire puisque les hilotes sont considérés comme des esclaves. Gracchus Babeuf, lui, veut cette « égalité de fait » entre « tous les individus » (texte 4, ligne 32).
Ainsi Gracchus Babeuf défend la pure égalité qui doit s’appliquer « à tous nos frères dépouillés et affamés » (lignes 41 – 42, texte 4) et ce notamment aux « sans culotte » « toujours opprimés » (texte 4, ligne 38). A noter que selon Gracchus Babeuf et Saint Just, les Sans-culottes devraient pouvoir s’exprimer comme on peut le voir des lignes 38 à 40: « les malheureux sont les puissances de la terre, ils ont le droit de parler en maîtres aux gouvernements qui les négligent ». Saint Just est un homme politique français, partisan de Robespierre, théoricien et défenseur d’une république unitaire et égalitaire, il fit prendre les décrets de ventôse (mars 1794) qui favorisaient les patriotes démunis au détriment des riches suspects de vouloir anéantir la république. Il fut exécuté avec Robespierre.
Pour instaurer une égalité de fait Babeuf fait appel à « tous les moralistes de bonne foi » (texte 4 L11), aux plus « distingués tribuns » ligne 12 qui ont entouré Lycurgue.
Il fait aussi, pour amener à l’égalité de fait, appel à la religion chrétienne qui dit: « Aime ton frère comme toi-même » ligne 14 texte 4. C’est une référence à la communauté apostolique (qu’on a vu en cour), de la communauté des apôtres, d’où est parti l’idée de justice sociale, de partage des biens. Ceux qui étaient croyants devant partager leurs biens au profit des plus nécessiteux. Mais s’il se sert de la religion il critique aussi Jésus-Christ qui « ne mérite que médiocrement ce titre [de tribun] pour avoir trop obscurément exprimé la maxime » (L13, 14 texte 4), celle que j’ai cité auparavant, c'est-à-dire: « Aime ton frère comme toi-même ». Cette critique de la religion ne l’empêche pas pourtant de faire référence à une « religion de la pure égalité » (L41, 42 texte 4) des lignes 41 à 45. Il a aussi fait le choix de changer de nom pour se démarquer du catholicisme. Tout d’abord il a rajouté Camille à François Noël (deux noms chrétiens) la même année, 1790, qu’il abjure le catholicisme alors qu’il prend parti pour les jacobins contre les girondins puis il a choisit, on l’a vu, le nom de Gracchus en 1794. Le nom Camille fait peut être référence à un dictateur romain du même nom: Marcus Furius Camillus (446 à 365 avant J-C) qui est connu pour avoir pris Veies, ville étrusque, en –396 et pour avoir sauvé Rome, attaquée par les gaulois en 390 avant J-C, même si cela a pu être contesté. Il est considéré comme le sauveur et le second fondateur de Rome puisqu’il a poussé à la reconstruction des temples et des maisons sur le sol romain.
En plus de demander de ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas vivre : « ne fait point à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit à toi » (ligne 34 texte 4), Gracchus Babeuf veut aussi pour garantir « le bonheur commun » (ligne 32, texte 4) un pacte sociale le garantissant.
Le bonheur.
Gracchus Babeuf veut, concevoir « le vrai système du bonheur social » (ligne 5, texte 4), qui « ne pouvait résider que dans des institutions capables d’assurer et de maintenir inaltérablement « l’égalité de fait » qui a été, selon Babeuf, mis en place par Lycurgue, en son temps, à Sparte. Cette idée de bonheur social a été conçue, selon Babeuf et comme on peut le voir dans le texte, par les Tribuns de la France. Les tribuns étant les représentants du peuple comme l’a pu être Robespierre, ce qui expliquerai l’admiration de Babeuf pour celui-ci. Le bonheur, pour Babeuf est fondé essentiellement sur l’égalité.
Cette idée de garantir le bonheur vient des lectures de Babeuf. En effet, il a lu Rousseau, Diderot, et il fait référence à eux dans ces textes. Les références sont parfois implicites comme lorsqu’il parle de « pacte social » qui devrait « faire disparaître ce que les lois naturelles ont de défectueux et d’injuste » (ligne 10 texte 1), si l’on considère que les lois naturelles sont injustes, ce qui n’est pas le cas de Babeuf: « dans l’Etat naturel tous les hommes sont égaux » (ligne 3 texte 1). Ainsi le pacte social, référence au contrat social de Rousseau, doit conduire au bonheur.
Le contrat social est une théorie philosophique, fondée sur une convention, le pacte social, convention par laquelle les hommes renoncent à leur droit naturel en échange d’une protection. Si Babeuf reprend l’expression de pacte social, il n’est pas d’accord avec l’idée, puisque comme on l’a dit auparavant, le pacte devrait « tendre à faire disparaître ce que les lois naturelles ont de défectueux et d’injuste » (ligne 10 texte 1).
Ainsi, il critique le fait que le pacte social n’est pas juste, c’est pour cela qu’il a organisé la conjuration des égaux contre le Directoire alors que Jean Jacques Rousseau, au nom du contrat, dit que nous sommes tenus d’obéir à la loi. L’idée de Babeuf est donc de lutter contre le fait « qu’une grande quantité de citoyens » (ligne 13, texte 1) a été forcée d’accepter une situation injuste: « que le malheur avait impérieusement forcé l’industrieux artisan d’accepter [sa situation]» (lignes 15 et 16, texte 1).
Babeuf n’est pas contre le pacte social en lui-même, il est contre celui de Rousseau.
D’ailleurs il oppose au contrat social de Rousseau une référence explicite de Rousseau : « pour que l’Etat social soit perfectionné, il faut que chacun ait assez » (lignes 18 et 19, texte 4). Cette opposition de Rousseau à Rousseau est peut être même une référence à Rousseau puisque ce dernier a écrit: Rousseau juge de Jean-Jacques.
Ainsi, il ne s’oppose pas à Rousseau puisque lui-même met, selon lui, une condition à cet Etat social: « ce court passage est, à mon sens, l’élixir du contrat social : son auteur l’a rendu aussi intelligible qu’il le pouvait faire au temps où il écrivait, et peu de mots suffit à qui sait entendre » (lignes 19 à 21, texte 4).
Pour confirmer qu’il doit y avoir une justice sociale, un Etat social, il fait aussi référence à Diderot qu’il croit être l’auteur du « code de la nature » et dont l’auteur est en réalité Morelly, un « communiste utopique » qui préconise notamment dans son ouvrage l’établissement d’une société égalitaire et sans propriété privée. C’est l’idée de la nature qui sous-tend l’ensemble de la doctrine de Morelly. Cet auteur est un abbé, fils d’un administrateur employé de ferme du roi. Il fut peut être régent du collège de Vitry-le-François vers 1756 en Champagne Ardenne terre meurtrie par les guerres et frappée par la dépopulation. On retient surtout de lui ses œuvres politiques comme Le Code de la nature et le Naufrage des îles flottantes ou la Basiliade même s’il s’est aussi intéressé à la pédagogie dans Les principes naturels de l’éducation et au mécanisme des sensations dans Physique de la Beauté.
Pourquoi cette confusion entre Diderot et Morelly?
D’après André Delaporte, professeur d’histoire au lycée Ausone et chargé de cours de civilisation française à l’université de Trêve (Allemagne) dans L’idée d’égalité en France au XVIIIème publié en 1987 et les recherches de Nicolas Wagner, doyen de la faculté des lettres et de sciences humaines de Clermont-Ferrand II, auquel il se réfère, les ouvrages de Morelly sont tous du même auteur dont l’existence ne fait plus de doute. Selon Delaporte, l’ambivalence est due au fait que Diderot ait pu jouer un rôle dans la gestation de l’ouvrage tout comme il l’aurait fait avec le Rousseau du premier discours. C’est ce qui expliquerait le double silence ; d’un coté, Morelly en laissant attribuer cette œuvre, paraissait rendre hommage à son maître, lui laissant, d’un autre coté, en supporter les risques éventuels, Diderot, lui, en assumant la paternité d’origine, sinon de rédaction. Chacun y trouvait donc son compte.
Selon Morelly et Babeuf, il faut mettre fin aux privilèges avant de discourir sur d’autres sujets : « discourez tant qu’il vous plaira sur la meilleure forme de gouvernement, vous n’aurez rien fait tant que vous n’aurez point détruit les germes de la cupidité et de l’ambition » (lignes 23 à 25, texte 4). « La meilleure forme de gouvernement » ne doit permette à personne de s’enrichir plus que les autres, « que chacun de leurs frères » (ligne 27, texte 4), pour une juste répartition des richesses, « suffisante portion d’avantages pour chaque individu » (ligne 28, texte 4), pour éradiquer la cupidité.
Enfin, pour ce qui est du but du pacte, Gracchus Babeuf revient à l’idée de bonheur en citant Robespierre : « le but de la société est le bonheur commun » (lignes 31, 32, texte 4).
Le bonheur commun est, selon Babeuf : « le bonheur égal de tous les individus qui naissent égaux en droit et en besoin ». (Lignes 32, 33, texte 4). C’est probablement une référence aux discours sur « le droit à l’existence » de Robespierre.
Conclusion :
Ainsi, nous avons vu comment à travers la critique de la propriété, Babeuf propose une loi agraire, loi agraire qu’il réfute ensuite, au profit de l’égalité de fait, qui doit nous amener au bonheur social et commun. Pour cela, il faut selon lui, un nouveau pacte social, vu que l’ancien, celui de l’Ancien Régime, n’a pas été changé par la révolution et est donc caduc.
Nous pouvons aussi remarquer que si Gracchus Babeuf, pour mettre en place sa théorie fait appel à de nombreuses références, beaucoup de théories contemporaines feront référence à celui-ci, ce qui prouve qu’il a été un penseur majeur pendant la période de la Révolution.
LES TEXTES: